Rodinson Maxime - Mahomet


Auteur : Rodinson Maxime
Ouvrage : Mahomet
Année : 1968

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Avant-propos. Un livre comme celui-ci requiert une justification. Il a été écrit un très grand nombre de biographies du prophète de l’Islam, plusieurs dans les toutes dernières années. Parmi ces ouvrages, il en est d’honnêtes, il en est même d’excellents. A quoi bon alors raconter une fois de plus la même histoire ? Je n’apporte certes aucun fait nouveau. Il serait difficile d’ailleurs de le faire, aucune source nouvelle n’ayant été découverte et il est peu vraisemblable qu’on en découvre. Les sources principales sont bien connues depuis longtemps, elles ont été recueillies, éditées, analysées, confrontées. Ce travail a été bien fait. On ne peut lui apporter que des améliorations de détail. Mais, sur la base des mêmes faits, chaque génération refait l’histoire. A la lumière de ses préoccupations dominantes, elle comprend autrement le déroulement des événements, les heurts des hommes et le jeu des forces en présence. Depuis Caetani, Becker, Lammens, de nouvelles perspectives ont été dégagées sur l’Islam naissant. On a commencé à prendre en considération l’évolution sociale de l’Arabie à cette époque, point de vue dont les générations précédentes n’avaient pour ainsi dire pas tenu compte. Dans la même ligne, W. Montgomery Watt a bâti une œuvre remarquable dont j’ai dit ailleurs les mérites. J’ai rédigé cette biographie dans la même optique avec toutefois un infléchissement. Les événements de ces dernières années et des circonstances personnelles m’ont amené à réfléchir sur les constantes des idéologies et des mouvements à base idéologique. J’ai eu tout naturellement l’attention attirée sur ces constantes, telles qu’elles se manifestent dans les événements que je relate. De même, j’ai suivi attentivement les controverses actuelles sur l’explication d’une vie par l’histoire personnelle du héros dans sa jeunesse et par son micro-milieu, explication qu’on cherche à réconcilier avec le point de vue marxiste sur la causalité sociale des biographies individuelles. J’ai essayé de montrer comment, dans le cas du prophète, ces deux séries de causes convergeaient et nous permettaient de comprendre les faits. Peut-être cet essai a-t-il quelque valeur méthodologique. En somme, j’ai essayé d’être à la fois narratif et explicatif. De ce dernier point de vue, j’ai voulu moins apporter de nouvelles explications que m’efforcer d’ajuster les interprétations partielles déjà avancées, de les mettre chacune à leur place, de déterminer leurs domaines respectifs de validité, leurs parts de vérité de façon à penser leur agencement réciproque et à obtenir une image totale cohérente. Cela revient à réfléchir à partir d’un exemple concret sur les problèmes qu’on essaye si souvent de résoudre dans l’air raréfié du monde des concepts. Je crois qu’on y a tout avantage. Mais j’ai voulu aussi donner un ouvrage lisible, c’est-à-dire en grande partie narratif. Cela implique des risques. Une biographie de Mohammad, qui ne mentionnerait que des faits indubitables, d’une certitude mathématique, serait réduite à quelques pages et d’une affreuse sécheresse. Il est pourtant possible de donner de cette vie une image vraisemblable, parfois très vraisemblable. Mais il faut, pour cela, utiliser des données tirées de sources sur lesquelles nous n’avons que peu de garanties de véracité. Ces sources, je m’y suis reporté constamment. Si je me suis, je pense, tenu sérieusement informé des travaux de mes devanciers, cela ne signifie pas que j’aie seulement compilé les données de leurs ouvrages. Je me suis de façon permanente référé aux sources principales. J’ai eu constamment sur ma table au cours de la rédaction Ibn Is’hâq, Tabarî, Wâqidî, Ibn Sa‘d et j’ai fait souvent des plongées dans l’océan de la « tradition ». Les spécialistes s’en apercevront. Cela dit, il faut avertir que ces sources sont peu sûres, qu’elles sont bien loin des faits. Les plus anciens textes que nous possédions sur la vie du prophète remontent à cent vingt-cinq ans après sa mort environ, un peu moins que le temps qui nous sépare de la mort de Napoléon. Assurément, ils citent des sources (orales pour la plupart) plus anciennes, ils prétendent remonter à des témoins oculaires des événements. Mais I. Goldziher et J. Schacht en particulier ont montré le peu de confiance qu’on devait avoir envers ces « traditions ». Beaucoup, les auteurs musulmans le savaient déjà, ont été forgées ou au moins arrangées pour servir les intérêts d’un parti, d’une cause, d’une famille, d’une thèse. Comment faire le partage entre ce qui est authentique à la base et ce qui ne l’est pas, distinguer le vrai du faux ? Aucun critère qui soit incontestable. Les forgeurs de traditions avaient un don littéraire certain. Ils donnaient à leurs inventions ce caractère vivant, aisé, familier qui fait leur charme. Ces dialogues animés, ces détails qui ont toute l’apparence du vécu, ces expressions de la conversation, ces traits d’humour sont plus souvent la marque du talent littéraire que de l’authenticité historique. Les auteurs ont saupoudré le tout de mots archaïques pêchés dans les dictionnaires ou au cours des véritables enquêtes ethnographiques que ces gens du VIIIe et du IXe siècle firent au désert. Rien ne nous permet de dire jamais : cela remonte incontestablement au temps du prophète. Faut-il donc abandonner une tâche désespérée, renoncer à écrire cette biographie, voire comme certain auteur soviétique parler d’un mythe de Mohammad ? Je ne le crois pas. Il nous reste le texte du Coran, très difficile à utiliser, le plus souvent énigmatique, demandant un long et incertain travail pour être ordonné chronologiquement. Mais c’est une base ferme, certainement authentique. Il nous reste les faits sur lesquels toutes les traditions s’accordent. Les premiers compilateurs arabes diffèrent (en partie) quant aux noms de ceux qui participèrent à la bataille de Badr, quant aux circonstances de la bataille et à ses préliminaires, à ses conséquences. Ils discutent entre eux sur ces points, reflétant les luttes des partis de leur temps. Mais de telles discussions ne purent avoir lieu que parce que tout le monde était d’accord sur le fait de la bataille de Badr, sur sa date (approximative au moins), sur son issue. Il nous faut donc considérer ce fait comme acquis et essayer de comprendre où il se situe dans l’enchaînement des causes et des effets. En raisonnant, nous pourrons être amenés à citer telle ou telle donnée de la tradition qui nous paraît concorder avec l’image des événements que nous avons formée. Il faut avertir une fois pour toutes que ces données appelées à illustrer l’exposé sont toutes douteuses. J’ai souvent employé les expressions « à ce qu’il semble », « disait-on », « suivant ce qu’on racontait plus tard », etc. Il aurait fallu les employer encore plus souvent. Je ne fais d’ailleurs que suivre l’exemple des chroniqueurs arabes qui citaient à la file les traditions discordantes et concluaient sagement : mais Dieu est plus savant. Je voudrais demander aux lecteurs de culture musulmane qu’ils ne se hâtent pas de crier à l’ignorance ou à la mauvaise foi en voyant contestés ou négligés des faits qui leur paraissent bien attestés et acquis par l’histoire. Comme pour l’histoire romaine ou l’histoire biblique, l’attitude scientifique a commencé quand on a décidé de n’accepter un fait que si la source qui le rapporte s’avérait sûre et dans la mesure où elle s’avérait sûre. Cela a conduit à considérer comme légendaires, enjolivés ou au moins douteux de nombreux événements que les historiens de l’époque pré-critique croyaient fermement établis. Cette attitude n’a rien à faire avec le colonialisme ou l’européocentrisme. Les savants européens ont commencé par l’appliquer à leur propre histoire et la nécessité de cette attitude critique avait déjà été aperçue par les historiens appartenant à d’autres civilisations (dont la civilisation musulmane au premier chef), même s’ils n’avaient pu encore élaborer une méthode suffisamment sûre. Peut-être certains ont-ils éprouvé quelque satisfaction maligne à dépouiller ainsi des peuples non européens de légendes flatteuses. Mais cette orientation psychologique déplorable ne porte pas atteinte au principe de l’attitude critique envers les sources, qui est une exigence générale de la science. Quand j’ai rejeté, explicitement ou non, telle ou telle version admise des faits, cela n’a jamais été sans raisons sérieuses. La critique européenne a peut-être eu tort sur certains points, mais, pour la critiquer à son tour, il faut d’abord l’étudier et ne réfuter ses démarches que sur la même base. Un dernier avertissement et une dernière défense. J’étudie un fondateur de religion, un homme qui — au moins pendant une période importante de sa vie — a été profondément, sincèrement religieux, a eu le sentiment aigu de la présence immédiate du divin. On me dira que moi, athée, je ne puis le comprendre. Peut-être, car qu’est-ce que comprendre ? J’ai pourtant la conviction qu’un athée, pourvu qu’il en prenne la peine, qu’il laisse de côté tout mépris, tout pharisaïsme, tout sentiment de supériorité, peut comprendre une conscience religieuse. Du moins dans la mesure où un critique d’art peut comprendre un peintre, un adulte un enfant, un homme d’une vigoureuse santé un malade (ou vice versa), un historien retiré un homme d’affaires. Je suis sûr que l’homme de religion comprendra autrement notre héros. Mais mieux ? Ce n’est pas sûr. Les fondateurs d’idéologies ont donné aux hommes des raisons de vivre et des tâches individuelles ou sociales à accomplir. Quand il s’agissait de religions, ils ont affirmé (et la plupart du temps ils ont cru) que ce message venait d’au-delà du monde ou qu’ils représentaient eux-mêmes autre chose que l’humanité. L’athée se contente de dire que rien ne démontre cette origine extra-humaine. Mais il n’a pas de raison de déprécier le message en lui-même. Il peut même lui accorder une grande valeur, y voir un effort admirable pour dépasser la condition humaine. A la rigueur, il pourrait même admettre son enracinement sur des fonctions encore inconnues de la psyché humaine. Parfois, je crois, il peut en saisir l’élan originel, se l’assimiler peut-être mieux que les adhérents conformistes chez qui ce message se réduit à être l’auxiliaire attendu, habituel, consolateur, justificateur à bon compte qui permet de mener avec bonne conscience une vie banale. Pour reprendre les admirables paroles d’Epicure à Ménécée, l’impie n’est pas celui qui nie les dieux de la foule. C’est celui qui adhère à l’idée que la foule se fait des dieux. C’est là, m’a reproché un critique qui a quelque influence sur le destin de ce livre, une attitude par trop tranquille à l’égard du mystère. Je maintiens cette tranquillité sans nier les mystères. Ce que nous connaissons est très suffisamment inquiétant pour ne pas supposer sans preuves décisives que l’inconnu l’est encore plus. Passons aux avertissements pratiques. Un écueil des livres sur les choses arabes, ce sont les mots, les noms arabes. Je ne puis entièrement remédier à cette difficulté. Le lecteur trouvera à la fin du livre un répertoire (et non un index) groupant les explications nécessaires sur les mots et les noms qui reviennent plusieurs fois, renvoyant aussi aux endroits où il en a été traité de façon explicite. Pour ce qui est de la façon dont se prononcent les mots, le lecteur attentif pourra au moins tirer quelque profit des remarques qui suivent. Il est vain d’espérer qu’il retrouvera la prononciation arabe des mots cités. On a essayé du moins de ne pas trop l’en écarter. Beaucoup de sons arabes n’existent pas en français. Mais on pourra aisément (en général) prononcer ce qui est noté th comme le th anglais dans thing, dh comme le th anglais dans l’article the, kh comme l’allemand ch dans ach ou la jota espagnole, sh comme le ch français, sauf quand on mettra une apostrophe entre les deux lettres, ay, iy, oy comme paille, quille, boy, etc. et non comme é, i, oi. Aussi en fin de syllabe prononcer toujours -ann, -onn, -inn, etc. Ainsi Aboû Sofyân doit se lire en finale comme cabane, non comme maman. Les espèces d’apostrophes qu’on verra représentent, l’une quand elle est tournée vers la gauche une attaque glottale comme celle qu’on trouve devant les mots allemands à initiale vocalique (Atem), l’autre une consonne particulière, « à peu près le bruit qu’on émet quand le médecin dit « faites a », afin de voir le fond de la gorge » (M. Cohen). Le r devrait se prononcer “roulé” comme dans le Midi de la France tandis que le son transcrit ici gh, traditionnellement, doit se lire à peu près comme le r parisien dit grasseyé. Cela explique qu’à un mot comme ghazwa corresponde “razzia” en français. Pour le reste, disons seulement que q et k représentent (comme ç et s) des couples de sons un peu différents. Les accents circonflexes indiquent des voyelles longues. Les voyelles brèves arabes sont fluctuantes et on ne s’étonnera pas de trouver ailleurs les noms que je cite transcrits autrement d’une façon tout aussi valable. Les noms propres posent un autre problème. Les Arabes avaient plusieurs sortes de noms et on les appelait en se servant tantôt de l’un, tantôt de l’autre. Chaque individu avait son nom propre (Mohammad, Abdallâh, Ali) et, pour distinguer, on ajoutait la mention du nom de son père précédé du mot ibn « fils de » pour les hommes, bint « fille de » pour les filles. Ainsi Mohammad ibn ‘Abdallâh (M. fils d’Abdallâh), ‘Omar ibn al-Khattâb (‘O. fils d’al-Khattâb). La fille du premier s’appelait naturellement Fâtima bint Mohammad. On ajoutait l’ethnique qui indiquait l’origine tribale (at-Tamîmi, l’homme de la tribu de Tamîm), parfois un surnom, parfois la konya, c’est-à-dire le nom du fils (aîné en général) précédé du mot Abou (« père de »), Omm (« mère de »). Omm Mistah est la mère de Mistah. On se sert comme il a été dit tantôt de l’un, tantôt de l’autre de tous ces noms. J’ai essayé d’être discret dans ces variations. Les noms des tribus sont précédés de Banou, « fils de ». Ainsi on appellera la tribu qui dominait Mekka les Banou Qoraysh, ou simplement Qoraysh, ou encore avec un suffixe latin les Qorayshites. Au cours de ces variations on retrouvera ou non l’article al- (qui prend parfois les formes ar-, az-, etc.). Ainsi Hârith ou al-Hârith. Le a tombe parfois (Banou l-Hârith). On a essayé sans trop de conviction de redresser quelques usages fautifs du français. On a dit ainsi Mohammad et non Mahomet, Mekka et non La Mecque. Les textes cités ont été traduits à nouveau sans dédaigner le secours des traductions existantes. Ainsi pour le Coran j’ai toujours eu recours au texte, mais j’ai souvent suivi l’excellente traduction de R. Blachère en la modifiant pourtant sur de nombreux points suivant mes propres tendances stylistiques. ...

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