Boutang Pierre - La république de Joinovici


Auteur : Boutang Pierre
Ouvrage : La république de Joinovici
Année : 1949

Lien de téléchargement : Boutang_Pierre_-_La_republique_de_Joinovici.zip

Une statue pour Joinovici. Je n'écris pas de pamphlets. Au pays de Courier ce n'est plus à la mode. Pire, c'est impossible : jadis, les citoyens, par mécontentement ou par perversité, écrivaient des pamphlets contre le pouvoir. Aujourd'hui, c'est l’État, le Pouvoir, les Puissants qui font les pamphlets contre les citoyens. Oui, les pamphlets sont dans les choses. Les plus atroces, impitoyables, ceux qui s'attaquent à la faiblesse, à la misère, à la tristesse, aux pauvres gens dépossédés, avec un noir humour, mêlé de bile verte, ce n'est pas Jean Nocher qui vous les donnera ; cherchez un peu le pamphlet des pamphlets, celui qui ne pardonne pas, et qui est œuvre de l’État, c'est le Journal officiel. Si méchant que nous devenions, nous ne pourrions jamais lui ajouter qu'un petit supplément bénin. L’État donc nous fait des pamphlets, comme on dit « faire des misères » ou des « crasses » pour parler net. Ces pamphlets des puissants, quand ils nous concernent directement, s'appellent « des arrêtés » ou des « mesures ». Mesures, c'est une dérision, j'en apporterai quelques preuves. Mais les pamphlets qui les concernent seuls, ce sont les dignités qu'ils s'octroient et qui les font monter d'autant qu'ils nous abaissent. Par bonheur, ils ne s'aiment point entre eux, s'ils s'entendent pour nous dépouiller. Ce qu'ils nomment leurs « débats », ce sont les pamphlets qu'ils se font, notre seule occasion de rire. Qu'est-ce qu'un pamphlet ? Il y a plus de cent ans, Courier se le demanda beaucoup, mais il oublia sur ce point qu'il savait le grec. Or je me trompe fort, ou un pamphlet c'est une œuvre qui a pour objet de tout brûler ; c'est une torche, et qui doit faire flamber les remparts, les maisons d'une éternelle Troie. Bien. Mais qui met le feu, aujourd'hui, dans les choses ? Nous éclairons les incendies, nous ne les allumons pas. L’État, lui seul, a mis le feu partout. Voyez au Parlement, commençant par la tête : ils sont près de six cents et c'est le peuple-roi, chaque représentant revêtu, selon le dogme, de la Majesté totale. Or ils vomissent l'injure et brillent de haine. Ils sont d'accord pour tenir en prison innocents et coupables ; mais c'est tout : en voici deux cents que les autres nomment agents de l'étranger et traîtres, passés ou virtuels. Cela peut se dire ; il y a un parti russe — tous ces tristes oiseaux, bruants verts et pinsons, les appelants de nos malheurs et des occupations prochaines (appelants, c'est un terme de vénerie et le pays crève d'oiseleurs). Les quatre cents autres, pour les appelants russes, sont des traîtres aussi, parti américain, que sais-je ? Je n'irais pas voir de trop près ; il y a des cas où les traîtres communistes, qui s'y connaissent en agents de l'étranger, n'ont pas tort ; ce qui m'importe, pour l'instant, c'est qu'ils ont entre eux guerre, mépris, flamme de haine, et qu'ils sont là pour gérer nos intérêts. Puis, quand les flammes ont bien jailli, ils vont à la buvette, ou élisent à la proportionnelle les membres des Hautes Cours de Justice qui condamneront des Français. Or, je le demande, que vaut un jugement, quand les juges se regardent entre eux comme des traîtres ? Le bon peuple se dit : « Et s'ils avaient raison, tous raison ? » Mais alors ils ne peuvent juger entre eux, c'est une question de force ; que viennent-ils mêler des tiers à l'incendie qu'ils allument entre eux ? Je ne crois pas à l'innocence de Vichy, de tout Vichy du moins. Mais, lorsqu'un Kriegel qui vient d'ailleurs, tard naturalisé, prétendu Valrimont, juge un grand mutilé officier de chasseur, il y a de la honte, pour nous tous, petites gens abrutis par la presse, écrasés par l'impôt et qui le laissons faire. Ce Kriegel n'est qu'un séparatiste pour les fidèles de de Gaulle, un nationaliste étranger pour les amis de Blum. Pour Kriegel, d'autre part, de Gaulle est un général de guerre civile, et Léon Blum un social traître, un agent du dollar. Alors, que valent Les jugements où tranchèrent Kriegel et les autres ? Pour juger, il faut un minimum éthique, un peu d'accord entre les juges. Or il n'est pas un procès politique où la condamnation n'ait été emportée par le vote d'hommes qui s'enverraient les uns les autres, et volontiers, au peloton d'exécution, pour intelligence avec l'ennemi — avec un ennemi que la force, les hasards de la guerre civile et de l'invasion permettraient seuls de définir. Je ne tais donc pas de pamphlets, et pour cause ; je fais de l'histoire. C'est l'histoire de cinq ans, tels qu'on les a vécus. Je n'imite pas la justice républicaine, qui invente des lois exprès pour juger à sa guise : je dirai qui je suis et quelles sont mes règles de jugement. Du moins ne les ai-je pas fabriquées pour l'occasion, je les ai héritées. Ni Moch, ni les Puissants ne peuvent prétendre, quant à eux, qu'ils jugent ou condamnent avec ce qu'ils héritent, sur un sol où les conduisit le hasard de l'immigration. Quand je dis La République de Joinovici, ce n'est pas une boutade, un paradoxe, ni une injure. Je nomme l'objet comme on apprit à nommer, dans un lycée français, au petit boursier que j'étais, pauvre, attentif, mais dès l'enfance ennemi de toutes les républiques, je dirai pourquoi dans ce livre. Je nomme donc l'objet la République par son origine réelle. Je la nomme par ce qui la fait durer. Je la nomme par ce qui lui ressemble, je la nomme par ce quoi elle donne sa chance de prospérer. Je la désigne par son avenir, et voilà pourquoi je ne dis pas la république de Moch, mais la république qui a rendu possible et qui soutient tous les Moch. Je vais tout droit à la légitimité du pouvoir démocratique et je prouve que Joinovici, bientôt en liberté, exprime une essence et révèle un principe dont toutes les conséquences se dérouleront inexorablement. N'allez pas sursauter : souvenez-vous qu'il fut dur, aux oreilles des notables, d'entendre dire que leur République était devenue, et qu'elle était fondamentalement celle de Gambetta. Le fi ls du juif génois établi épicier à Cahors, ce n'était ni Thiers, ni Mac-Mahon, comme, toutes choses égales d'ailleurs, Joinovici, ce n'est ni Bidault, ni de Gaulle. Pourtant, à l'origine réelle, il y a Gambetta, comme il y a Joinovici. Après un camouflage de quelques années, Gambetta revient, comme Joinovici reviendra. Ne dites pas que Gambetta fut éloquent alors que Joinovici s'exprime en un impossible sabir : il apprendra cette langue qui ne lui fut nécessaire, et ne lui manqua qu'à son procès. Ne dites pas que la patrie reconnaissante a dressé à Gambetta, pour son œuvre folle de guerre à outrance, une statue qui déshonore la place du Carrousel, mais que personne ne semble avoir encore eu sérieusement l'idée salubre de faire sauter. Car le citoyen Pecastaing a déjà proposé qu'on élevât à Clichy une statue à Joinovici, Récupérateur général des métaux non ferreux et de l'énergie française. Joinovici, transformé par l'épreuve, fera-t-il, après Bidault et Schumann qui ont tout vendu, un remarquable ministre, non plus des Affaires Etrangères de la France, mais, comme il le fut déjà, des affaires de l'Etranger en France ? Je le vois, si quelque faiblesse des jurés ne les avait pas conduits à une condamnation symbolique, dès maintenant délégué à la Babel européenne installée, pour le malheur de la France et de l'Alsace, à Strasbourg. En attendant cette réparation éclatante, il y a l'histoire. Joinovici est entré dans nos vie définitivement, par l'apostrophe de Me Henry Torrès, Français, comme il le dit lui-même avec esprit, de double appartenance : « Craignez, messieurs, de créer une nouvelle affaire Dreyfus. » Cette aff aire Dreyfus existe. Il y a, dans l'inique jugement qui confi sque Les biens de Joinovici jusqu'à cinquante malheureux millions et le condamne à 600 000 francs d'amende, un article étonnant qui impose la révision. La vérité et la justice en ont été offensées ; Josef Joinovici a été condamné à la dégradation nationale à vie, on lui a fait descendre des escaliers qu'il n'a jamais gravis... non par impuissance, la France est un pays de naturalisation facile, mais par dédain. L'escalier monumental de l'internationale apatride a seul, en ses marches de marbre, senti peser le poids du chiffonnier. Le combat commence donc pour la Cassation ou la Révision. Mais c'est nous, cette fois, qui demandons l'une ou l'autre. C'est nous qui n'acceptons pas la chose jugée, parce que la chose jugée nous déshonore. Il y a trop d'indignes nationaux à vie, Maurras ou Xavier Vallat, qui sont liés à notre histoire et à notre grandeur, pour que nous la laissions partager à Joinovici. Nous n'admettons pas que cette Justice, qui libère pratiquement une canaille apatride, en profite pour le naturaliser au moyen de l'indignité nationale. Car, en bonne logique, on ne peut être dégradé que de la hauteur où t'en se trouve, et nous ne savions pas que Joinovici, russe, roumain, juif, ou ce que l'on veut, eût jamais dressé son ignoble silhouette sur le haut lieu qui s'appelle la France. Mais quatre ans d'un combat qui prolonge ceux de nos anciens nous permettent de regarder enfin la pourriture républicaine de ce promontoire artificiel institué par le jugement du président Béteille. Ce que fut ce combat clandestin et public, je ne le dirai pas ici ; sa seule règle fut l'attention quotidienne à l'événement, le consciencieux dépouillement du pamphlet des pamphlets, le journal officiel. Des amitiés y sont nées, celles qu'exprimaient La Dernière Lanterne ou la première équipe de Paroles Françaises, ces refuges d'hommes libres : nous avons eu nos fêtes de l'amitié ou du succès. Le 5 mai 1946, la République de Joinovici faillit devenir, mais ne devint pas, celle de Zaksas et de Bela Kun. Et le 5 mai au soir, sur les boulevards, la déception des apatrides, leurs aveux comiques, la conscience que nous prîmes d'une lutte de nouveau possible chantent encore dans nos mémoires. Alors, avant de repartir, avant de se battre à nouveau pour que nos fi ls puissent parler français, recevoir notre héritage, attendre leur culture d'autres institutions que l'ignominieuse UNESCO, nous plaquerons sur le nom déjà déshonoré de la République celui de son héros fondateur, et désormais éponyme. Mais l'Histoire, direz-vous, est chaste. L'Histoire est sans colère et sans haine ; c'est ce qui la distingue des pamphlets ou libelles que rosis interdit, avec tant de sincérité candide, François Mauriac. La haine n'est pas notre fait, à nous gens de village et de paroisse ; la sagesse ancienne qui veut qu'on ne haïsse jamais qu'en sachant que l'homme haï pourra être demain un ami, nous l'avons dans notre héritage : aussi ne haïssons-nous pas Les gens de chez nous, ni les bleus, ni les rouges, attentifs que nous sommes aux grandes unions et aux réconciliations soudaines que l'histoire retient dans ses plis. En l'amitié, nous voyons même le moteur quasi divin de notre nationalisme, et l'image terrestre des hommes réunis en la cité de Dieu. Mais la Colère est entrée dans cette histoire. ...

You might also like

Aubert Edouard - La vallée d'Aoste

Auteur : Aubert Edouard Ouvrage : La vallée d'Aoste Année : 1860 Lien de téléchargement :...

Lire la suite

Dessailly Léonard - Authenticité du grand testament de Saint-Rémi

Auteur : Dessailly Léonard Ouvrage : Authenticité du grand testament de Saint-Rémi Année : 1878...

Lire la suite

Adam Charles - Vie et oeuvres de Descartes

Auteur : Adam Charles Ouvrage : Vie et oeuvres de Descartes Année : 1910 Lien de téléchargement :...

Lire la suite

Guéguen Nicolas - Psychologie de la manipulation et de la soumission

Auteur : Guéguen Nicolas Ouvrage : Psychologie de la manipulation et de la soumission Année : 2002...

Lire la suite

Descartes René - La dioptrique

Auteur : Descartes René Ouvrage : La dioptrique Année : 1637 Lien de téléchargement :...

Lire la suite

Demolins Edmond - Histoire de France Tome 4

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Histoire de France Tome 3 La révolution et les monarchies...

Lire la suite

Demolins Edmond - Histoire de France Tome 3

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Histoire de France Tome 3 La monarchie moderne Année : 1880 Lien...

Lire la suite

Demolins Edmond - Histoire de France Tome 2

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Histoire de France Tome 2 La monarchie féodale Année : 1879 Lien...

Lire la suite

Demolins Edmond - Comment la route crée le type social

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Comment la route crée le type social Année : 1901 Lien de...

Lire la suite

Demolins Edmond - Aux ouvriers et aux paysans

Auteur : Demolins Edmond Ouvrage : Aux ouvriers et aux paysans Année : 1874 Lien de téléchargement...

Lire la suite




Histoire Ebook
HISTOIRE EBOOK
Recension d'ouvrages rares et interdits