Lovecraft Phillips Howard - Les rêves dans la maison de la sorcière


Auteur : Lovecraft Phillips Howard
Ouvrage : Les rêves dans la maison de la sorcière
Année : 1932

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Etaient-ce les rêves qui avaient amené la fièvre ou la fièvre les rêves, Walter Gilman n’en savait rien. Derrière tout cela était tapie l’horreur sourde, purulente, de la vieille ville, et de l’abominable mansarde moisie, à l’abri d’un pignon, où il étudiait, écrivait et se colletait avec les chiffres et les formules quand il ne se retournait pas dans son maigre lit de fer. Son oreille devenait d’une sensibilité surnaturelle, intolérable, aussi avait-il depuis longtemps arrêté sur la cheminée la pauvre pendule dont le tic-tac finissait par lui sembler un fracas d’artillerie. La nuit, les mouvements indisctincts de la ville obscure au-dehors, les sinistres galopades de rats dans les cloisons vermoulues, et le craqsuement des poutres invisibles de la maison séculaire lui donnaient à eux seuls l’impression d’un pandemonium de stridences. Les ténèbres grouillaient toujours de sons inexplicables – et pourtant il tremblait parfois que ces bruits-là ne cessent pour faire place à certains autres, plus assourdis, qu’il soupçonnait de rôder derrière eux. Il vivait dans l’immuable cité d’Arkham, hantée de légendes, où les toits en croupe tanguent et ploient les uns contre les autres au-dessus des greniers où se cachaient les sorcières pour échapper aux soldats du roi, dans le sombre passé de la province. Aucun endroit de cette ville n’était plus imprégné de souvenirs macabres que la chambre au pignon où il logeait – car c’étaient cette maison, cette chambre qui avaient abrité aussi la vieille Keziah Mason, dont nul n’a jamais pu expliquer l’évasion in extremis de la prison de Salem. C’était en 1692 – le geôlier devenu bredouilla qu’un petit animal à fourrure, aux crocs blancs, s’était échappé de la cellule de Keziah, et Cotton Mather lui-même fut incapable d’interpréter les courbes et les angles barbouillés sur la pierre grise des murs avec un liquide rouge visqueux. Peut-être Gilman aurait-il dû moins s’acharner dans ses études. Le calcul non euclidien et la physique quantique suffisent à fatiguer n’importe quel cerveau ; et quand on y ajoute le folklore, en essayant de déceler une étrange arrière-plan de réalité à plusieurs dimensions sous les allusions morbides des légendes gothiques et les récits extravagants chuchotés au coin de la cheminée, peut-on s’attendre à éviter le surmenage intellectuel ? Gilman venait de Haverhill, mais ce fut seulement à Arkham, après son inscription à l’université, qu’il commença à associer ses mathématiques aux légendes fantastiques de la magie ancienne. Quelque chose dans l’air de la vénérable ville travailla obscurément son imagination. Les professeurs de Miskatonic lui avaient vivement conseillé de se détendre, allégeant à dessein son programme sur certains points. Par ailleurs, ils l’avaient empêché de consulter les vieux livres suspects traitant de secrets interdits qu’on gradait sous clé dans une cave à la bibliothèque de l’université. Autant de précautions qui vinrent trop tard, de sorte que Gilman eut de terribles aperçus du redoutable Necronomicon d’Abdul Alhazred, du fragmentaire Livre d’Eibon, et du livre interdit de von Juntz, Unaussprechlichen Kulten, à mettre en corrélation avec ses formules abstraites sur les propriétés de l’espace et les relations entre les dimensions connues et inconnues. Il savait que sa chambre se trouvait dans la vieille Maison de la Sorcière – en fait c’était pour cela qu’il l’avait prise. On trouvait dans les archives du comté d’Essex beaucoup de documents sur le procès de Keziah Mason, et ce qu’elle avait avoué sous la contrainte devant le tribunal d’Oyer et Terminer 1 avait fasciné Gilman plus que de raison. Elle parlait au juge Hathorne de lignes et de courbes qu’on pouvait tracer pour indiquer les voies qui menaient à travers les murs à des espaces différents au-delà du nôtre, et elle laissait entendre qu’on utilisait fréquemment ces lignes et ces courbes lors de certaines assemblées nocturnes dans la sombre vallée de la Pierre Blanche de l’autre côté de Meadow Hill et sur l’île déserte de la rivière. Elle avait aussi parlé de l’Homme Noir, du serment qu’elle avait prêté et de son nouveau nom secret, Nahab. Puis, ayant tracé ces formules sur les murs de sa cellule, elle avait disparu. Gilman, qui croyait d’étranges choses au sujet de Keziah, avait éprouvé une émotion bizarre en apprenant que sa demeure était encore debout après plus de deux cent trante-cinq ans. Quand il sut quelles rumeurs couraient en secret à Arkham sur la présence persistante de Keziah dans la vieille maison et les rues étroites, les marques irrégulières de dents humaines laissées sur certains dormeurs dans telle ou telle maison, les cris d’enfants entendus vers la veille du Premier-Mai et de la Toussaint, la puanteur souvent observée dans le grenier de la vieille maison après ces périodes redoutables, enfin le petit animal velu aux dents aiguës qui hantait le bâtiment délabré et la ville, venant flairer curieusement les gens aux heures noires d’avant l’aube, alors il résolut de s’y installer à tout prix. Il fut aisé d’y obtenir une chambre ; car la maison, ayant mauvaise réputation, était difficile à louer, et vouée depuis longtemps aux petits loyers. Gilman n’aurait su dire ce qu’il espérait y trouver, il savait seulement qu’il voulait habiter la demeure où on ne sait quelle circonstance avait donné, plus ou moins soudainement, à une vieille femme quelconque du XVIIème siècle l’intuition de perspectives mathématiques qui dépassaient peut-être les recherches modernes les plus poussées de Planck, de Heisenberg, d’Einstein et de Sitter. Il examina la charpente et le plâtre des murs pour y chercher des traces de dessins secrets à tous les endroits accessibles où le papier s’était décollé, et en une semaine il parvint à se faire donner la mansarde est où l’on prétendait que Keziah préparait ses sortilèges. Elle était libre dès son arrivée – car personne ne tenait jamais à y rester longtemps – mais le propriétaire polonais avait renoncé à la louer. Pourtant il n’arriva rien de particulier à Gilman jusqu’à l’époque de la fièvre. Aucune ombre de Keziah ne traversa les mornes couloirs et les logements, aucun petit animal velu ne se glissa pour le flairer dans son aire lugubre, et pas le moindre signe des incantations de la sorcière ne vint récompenser sa recherche incessante. Il allait parfois se promener dans l’obscur labyrinthe des ruelles non pavées aux relents de moisissure où de mystérieuses maisons brunes, sans âge, penchées et chancelantes, le lorgnaient ironiquement à travers d’étroites fenêtres à petits carreaux. Il savait que d’étranges choses s’étaient produites là autrefois, et une vague impression, derrière les apparences, suggérait que tout, de ce monstrueux passé – au moins dans les venelles les plus étroites, les plus sombres et tortueuses –, n’étaient pas complètement mort. Il alla aussi une ou deux fois en barque jusqu’à l’île malfamée de la rivière, et fit un croquis des angles singuliers formés par les alignements moussus de pierres levées grises, dont l’origine était si mystérieuse et d’une si lointaine antiquité. La chambre de Gilman était de bonne taille mais d’une forme bizarrement irrégulière ; le mur nord s’inclinait sensiblement vers l’intérieur de la pièce, d’un bout à l’autre, tandis que le plafond bas descendait en pente douce dans la même direction. A part un trou de rat évident et les traces d’autres trous qu’on avait bouchés, il n’y avait pas d’accès – ni vestiges de quelque moyen de passage – menant à l’espace qui devait exister entre le mur oblique et la muraille extérieure verticale sur la face nord de la maison, bien que celle-ci vue du dehors révélât l’emplacement d’une fenêtre condamnée depuis très longtemps. La soupente au-dessus du plafond – qui devait avoir un plancher oblique – était également inaccessible. Lorsque Gilman grimpa sur une échelle jusqu’à la partie horizontale du grenier, couverte de toiles d’araignées, au-dessus du reste de la mansarde, il découvrit les marques d’une ancienne ouverture, hermétiquement close de lourdes planches fixées par les solides chevilles de bois familières aux charpentiers de l’époque coloniale. Mais aucun effort de persuasion ne put décider l’impassible propriétaire à le laisser explorer aucun de ces deux espaces clos. A mesure que le temps passait, sa fascination grandit pour le mur et le plafond anormaux de sa chambre ; car il commença à lire dans leurs angles étranges une signification mathématique qui semblait offrir de vagues indices concernant leur but. La vieille Keziah, se dit-il, devait avoir d’excellentes raisons d’habiter une pièce aux angles singuliers ; n’était-ce pas grâce à certains angles qu’elle prétendait franchir les limites du monde spatial que nous connaissons ? Son intérêt se détourna peu à peu des vides inexplorés derrière les surfaces obliques, puisqu’il apparaissait maintenant que le propos de ces surfaces s’adressait au côté où il se trouvait déjà. La menace de fièvre cérébrale et les rêves s’annoncèrent au début de février. Depuis quelques temps, les angles bizarres de la chambre de Gilman semblaient avoir sur lui un effet étrange, presque hypnotique ; et tandis qu’avançait le triste hiver, il se surprit à fixer de plus en plus intensément le coin où le plafond incliné vers le bas rejoignait le mur incliné vers l’intérieur. A peu près à la même époque, son incapacité à se concentrer sur ses études universitaires l’inquièta énormément, et son appréhension avant l’examen de fin de semestre devint extrême. Mais la sensibilité excessive de son ouïe n’était pas moins gênante. La vie était devenue une perpétuelle et intolérable cacophonie, à laquelle s’ajoutait constamment la terrifiante impression que d’autres sons – peut-être venus de régions au-delà de la vie – attendaient, vibrant juste au seuil de l’audible. Si outrés que puissent être les bruits réels, ceux des rats dans les vieilles cloisons étaient les pires. Leur grattement semblait parfois non seulement furtif mais voulu. Quand il venait du mur oblique nord il s’y mêlait une sorte de cliquetis sec – et lorsqu’il semblait sortir de la soupente fermée depuis un siècle au-dessus du plafond oblique, Gilman se raidissait comme s’il redoutait quelque horreur qui n’attendait que le moment de s’abattre pour l’engloutir complètement. Les rêves outrepassaient toutes les bornes de la raison, et Gilman y devinait la résultante de ses études conjointes en mathématiques et en folklore. Il avait trop médité sur les régions imprécises que ses formules lui faisaient pressentir au-delà des trois dimensions connues, et sur la possibilité que la vieille Keziah – guidée par on ne sait quelle influence – en ait réellement découvert la clé. Les archives jaunies du comté rapportant son témoignage et celui de ses accusateurs suggéraient diaboliquement des notions étrangères à l’expérience humaine – et les descriptions du redoutable petit être velu qui lui servait de démon familier étaient terriblement réalistes malgré leurs détails incroyables. ...

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