Terestchenko Michel - Un si fragile vernis d'humanité


Auteur : Terestchenko Michel
Ouvrage : Un si fragile vernis d'humanité Banalité du mal, banalité du bien
Année : 2005

Lien de téléchargement : Terestchenko_Michel_-_Un_si_fragile_vernis_d_humanite.zip

D'une vision de l'homme tout bonnement fausse « Leur crime : un enragé vouloir de nous apprendre à mépriser les dieux que nous avons en nous. » René CHAR, La parole en archipel. Depuis plus de trois siècles, la pensée occidentale s'est construite sur l'idée que les hommes, laissés à leurs tendances naturelles, ne visent à rien d'autre qu'à satisfaire aussi rationnellement que possible leurs propres intérêts, à fuir, autant qu'il est en eux, la peine, n'étant soucieux du bien d'autrui que dans la mesure où ils en retirent quelque avantage ou utilité. Les conduites véritablement altruistes et désintéressées n'existent tout simplement pas ou, du moins, ne peuvent jamais être prouvées, tant les ressorts intimes de la motivation risquent de se révéler tôt ou tard de nature intéressée. Ce paradigme égoïste, formulé en leur temps par Hobbes, La Rochefoucauld, Mandeville, puis Bentham, domine de façon presque incontestée dans les sciences humaines contemporaines, qu'il s'agisse de la psychologie, de la sociologie, de la philosophie politique, pour ne rien dire de l'économie dont c'est là le principe anthropologique de base. « Le premier principe de la science économique veut que tout agent soit mû par son propre intérêt », écrivait Edgeworth en 1881. Un siècle plus tard, l'économiste Denis Mueller admet encore : « Le seul présupposé essentiel pour une science descriptive et prédictive du comportement humain est l'égoïsme. » La doctrine néoclassique repose sur le postulat que les individus ne cherchent rien d'autre qu'à maximiser leur propre utilité, et que leurs choix sont dictés par la recherche de leur plus grand avantage. Les théories psychologiques de la motivation ne reconnaissent, dans leur immense majorité, aucun autre axiome, et ce dernier commande la vision générale que Freud donne de l'homme dont les pulsions primitives ignorent originairement tout frein moral, plus encore toute considération altruiste qui conduirait à les réfréner, chacun ne recherchant naturellement que la plus grande satisfaction de son plaisir : « Quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, et à quoi tendent- ils ? On n'a guère de chance de se tromper en répondant : ils veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif : d'un côté, éviter la douleur et la privation de joie, de l'autre rechercher de fortes jouissances », écrit-il dans Malaise dans la civilisation. Le postulat qui soutient que l'être humain est principalement mû par la quête de son avantage propre et qu'il est naturellement indifférent à autrui est posé comme un axiome de base par John Rawls dans la Théorie de la justice, un ouvrage qui est considéré comme le plus important livre de philosophie politique des cinquante dernières années. Et on pourrait ainsi multiplier sans fin les références qui témoignent de la souveraineté quasi incontestée qu'exerce le paradigme égoïste dans les sciences humaines contemporaines. Même lorsqu'elles reconnaissent l'existence d'actions altruistes, elles les interprètent comme de simples avatars de cet égoïsme principiel. On comprend dès lors pourquoi, sur cette base théorique, il est quasiment impossible d'accorder que l'homme soit capable d'actions qui procèdent d'un engagement authentiquement altruiste, qui n'aient pas pour fin ultime un quelconque avantage, bénéfice ou profit personnel. En effet, une des raisons qui montrent le caractère pour le moins contestable de cette vision de l'homme tient à ce qu'elle donne une explication totalement réductrice des motivations en vertu desquelles nous sommes, dans certaines circonstances, disposés à venir en aide aux êtres éprouvés par le malheur, et parfois même à payer le prix fort de cet engagement. Or, que de tels comportements de bienveillance, de sympathie ou de solidarité existent, c'est, croyons-nous, chose incontestable. Qu'ils ne soient pas réductibles à des visées secrètement intéressées, c'est pourtant ce qu'il nous faudra montrer. Si l'on songe aux nombreux individus qui, dans des associations diverses, consacrent une partie importante de leur existence à venir en aide à ceux que la misère et la détresse ont frappés, il paraît tout simplement impossible de prétendre a priori que leurs conduites sont de nature exclusivement égoïste et intéressée, même si s'y mêlent selon toute vraisemblance des motivations diverses et complexes. Force est de constater que, nonobstant ce qu'affirme péremptoirement le « dogme » de l'égoïsme, les hommes sont généralement capables, à certains moments, d'actions bienveillantes et généreuses qui, si elles ne les conduisent pas au sacrifice ultime de soi, engagent assez puissamment leur existence pour l'orienter dans une direction que ne suivrait pas un individu qui aurait pour unique objectif la recherche de son plus grand plaisir et la meilleure réalisation de ses propres intérêts. Du moins, si l'on ne peut exclure que l'individu altruiste trouve une réelle satisfaction personnelle dans ses conduites de générosité, de bienveillance, de dévouement — et tel est, en effet, sans doute le cas —, pareille satisfaction ou gratification n'est que le résultat indirect d'actions qui ne s'étaient pas donné cet objectif pour fin première. D'où vient cet énigmatique divorce entre le postulat, prétendument scientifique, qui soutient qu'en dernier ressort, l'altruisme n'existe pas et les conduites effectives de millions de bénévoles et donateurs dont les motivations ne sauraient être réduites à l'explication unilatérale qu'en donne le paradigme de l'égoïsme psychologique? N'y a-t-il pas dans cette distorsion — plus encore : dans cette négation du réel — quelque chose d'une véritable schizophrénie intellectuelle? Comme si nous avions affaire à deux êtres humains différents : l'individu tel que se le représentent les sciences humaines et dont elles prétendent connaître les motivations véritables, et l'individu réel, l'homme de la rue comme on dit, qui agit manifestement de manière toute différente, sinon contraire. Et pourtant ce postulat est si profondément ancré dans nos représentations que nous sommes portés à l'admettre sans contestation. J'en ai souvent fait l'expérience dans mes cours consacrés à la question de l'altruisme, où les étudiants témoignent généralement d'une surprenante résistance à admettre que de tels comportements de bienveillance puissent être réellement « désintéressés », dans le moment même où leurs jugements moraux s'appuyent spontanément sur la claire conscience qu'il y a, de toute évidence, une différence entre telle conduite égoïste et telle autre manifestement bienveillante, témoignant d'une sollicitude pour autrui qui ne fait pas de doute. Comme si leur esprit les portait à penser le contraire de ce que leur sentiment immédiat affirme, et qu'un accord soit impossible entre ce qui relève de l'entendement et ce qui relève du sentiment. ...

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